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»C’est une trahison flagrante »

Le philosophe autrichien Helmut F. Kaplan s’exprime sur les massacres qui ont lieu quotidiennement dans les abattoirs, et sur le lien entre alimentation et morale

6 janvier 2007 - Interview „Neues Deutschland":

Helmut F. Kaplan est né en 1952. Ses livres et autres publications ont largement contribué à populariser la philosophie des droits de l’animal dans les pays germanophones. Son œuvre la plus connue est parue aux éditions Rowohlt et elle s’intitule 'La mort à table – fondements éthiques pour une alimentation végétarienne' (Leichenschmaus – Ethische Gründe für eine vegetarische Ernährung). Dans 'Droits de l’animal – philosophie d’un mouvement de libération' (Tierrechte – Die Philosophie einer Befreiungsbewegung), paru aux éditions Echo-Verlag, Kaplan a exposé tous les arguments fondamentaux du mouvement de libération animale de manière scientifique et accessible au grand public.

Son livre le plus récent, 'La trabison de l’être humain envers les animaux' (Der Verrat des Menschen an den Tieren), paru aux éditions Vegi-Verlag, est actuellement épuisé. Une deuxième édition est en préparation.

Ingolf Bossenz s’est entretenu avec le philosophe-écrivain, qui vit à Salzbourg.

Monsieur Kaplan, je suppose que vous êtes soulagé que les fêtes soient passées. Dans votre nouveau livre 'La trahison de l’être humain envers les animaux' vous parlez dans la rubrique "Noël" d’une "hypocrisie insupportable, d’une duplicité sans nom et du comble de l’horreur". Cette accumulation de superlatifs n’est-elle pas exagérée ?

Au contraire ; les mots sont presque impuissants à exprimer le fossé qui sépare les idéaux que nous revendiquons et la réalité de ce que nous faisons. On fait la fête, on chante, on pleure tant on est ému – et cela pendant une période qui signifie chaque année le massacre de millions d’animaux. D’un côté, on parle d’amour et de pardon, de l’autre on massacre dans les abattoirs. Quand on allume la télé, et que l’on tombe sur l’une des innombrables émissions qui traite des achats de Noël, de la cuisine ou bien de la nourriture, on a l’impression que le monde tout entier tourne autour d’une seule chose, la mort des animaux pour les papilles des êtres humains. Chaque individu qui s’élève et agit contre cela revêt une importance d’autant plus grande.

En faisant quoi par exemple ?

Il n’y a rien de plus simple. La solution pour mettre un terme à cette hypocrisie se trouve littéralement devant notre nez – dans notre assiette. Peu de gens ont exprimé cela aussi bien que le philosophe grec Plutarque il y a plus de 2000 ans : « Pour une bouchée de viande, nous tuons un animal qui était là pour profiter du soleil et de la lumière le peu de temps qui lui était imparti. »

Manifestement, les paroles de Plutarque n’ont guère trouvé d’échos jusqu’à présent. La question se pose donc de savoir quelle place doivent occuper les animaux dans le système de valeurs moral de l’être humain. Quels sont d’après vous les arguments décisifs ?

Ce qui est significatif et moralement décisif pour l’être humain, c’est la manière dont nous nous comportons vis-à-vis de ces animaux qui vivent avec nous dans ce que nous appelons la civilisation, qui dépendent de nous, et qui ne nous ont absolument rien fait.

Nous faisons amplement usage des services que ces animaux rendent et peuvent rendre. Prenez simplement la multitude de façons dont nous faisons intervenir les chiens ! Entre autres choses, ils aident à rechercher la drogue, à trouver les gens ensevelis sous la neige ou sous les décombres, ils guident les aveugles. Qui plus est : ils sont exploités en temps de guerre pour le déminage et pour d’autres objectifs militaires.

Mais ce n’est pas seulement dans le contexte extraordinaire de la guerre que les animaux sont exploités sans scrupules et martyrisés à mort ; ils le sont aussi et avant tout dans des circonstances tout à fait ordinaires. Ceci est doublement tragique, car d’une part, cela fait exploser le nombre d’animaux concernés. D’autre part, l’horreur et la cruauté de ces pratiques « ordinaires » ne le cèdent en rien à celles qui ont cours en situation exceptionnelle. Je parle ici des massacres quotidiens perpétrés dans les abattoirs, autrement dit de la trahison dont l’être humain se rend coupable chaque jour vis-à-vis des animaux.

Le concept de « trahison » désigne généralement le fait de duper des êtres humains ou des institutions auxquels on est moralement ou juridiquement lié par un devoir de loyauté. Comment peut-on faire passer ce concept des relations humaines à la relation de l’être humain avec l’animal ?

Des animaux qui dépendent de nous, qui ne nous ont rien fait de mal, envers qui des êtres humains ont peut-être été bienveillants, se retrouvent soudain plongés dans l’enfer d’un abattoir, entourés de gens qui leur font subir les choses les plus horribles et les plus cruelles. C’est une trahison flagrante. Et les coupables ne sont pas seulement ceux qui tiennent le pistolet ou le couteau mais aussi tous les commanditaires que sont les consommateurs qui se servent de viande aux étals des bouchers.

Mais les êtres humains sont très peu nombreux à ressentir cela comme une trahison – le fait que la consommation de viande reste à un haut niveau le montre.

Parce que l’éthique continue à vivre sous le règne de la foi chimérique en un fossé moral entre l’être humain et l’animal. Il s’agit là d’une croyance irrationnelle d’origine avant tout religieuse, par exemple avec le mythe selon lequel l’être humain aurait été crée à l’image de Dieu et qu’il serait le seul être doté d’une âme immortelle. Si nous prenions enfin au sérieux ce que nous savons depuis Darwin, à savoir qu’il y a eu et qu’il y a une évolution de toutes les formes de vie, ce fossé disparaîtrait, et nous reconnaîtrions que notre responsabilité morale s’étend aussi aux animaux.

Pour vous, il ne s’agit pas seulement de responsabilité. « Les animaux ont des droits » tel est le titre de l’un de vos livres. De quels droits parlez-vous ?

Il s’agit avant tout du droit à la vie, du droit à l’intégrité physique et du droit à ne pas souffrir. Cela signifie la chose suivante : quand nous savons ou que nous avons de bonnes raisons de penser que les animaux souffrent, et que cela dépend de nous, nous devons leur épargner ces souffrances et nous abstenir de commettre des actes qui peuvent les faire souffrir.

Malheureusement, de telles considérations restent à l’état de pure théorie car dans la pratique, nous traitons les animaux comme des choses inanimées, même ceux dont il est avéré qu’ils sont très sensibles à la douleur. Que l’on pense à la manière dont sont traités les bœufs et les cochons dans les abattoirs !

Pour Emmanuel Kant, l’éthique concerne exclusivement les devoirs des êtres humains envers les autres êtres humains. Il ne prend en considération les actes de cruauté commis envers les animaux que dans la mesure où cela a des retombées sur l’être humain. « Car une disposition naturelle très profitable à la moralité entre êtres humains se trouve par là affaiblie et peu à peu détruite. » En d’autres termes, ce n’est pas par égard pour les animaux que les humains doivent condamner les mauvais traitements faits aux animaux, mais parce que cela se répercute sur eux. Certes, il y a des aspects de vérité dans cette conception, mais celle-ci reste très partiale. Kant est considéré aujourd’hui encore comme l’un des fondateurs de la morale occidentale. Avons-nous besoin d’une éthique nouvelle et révolutionnaire?

Non, nous n’avons nullement besoin d’une nouvelle éthique. Nous devons seulement penser jusqu’au bout l’éthique existante, et surtout, la mettre en pratique.

La théorie kantienne de l’éthique n’est qu’un point de départ parmi d’autres. D’ailleurs, en l’appliquant au pied de la lettre, elle aurait des conséquences absurdes pour l’être humain lui-même. C’est ainsi que d’après Kant, nous sommes toujours tenus de dire la vérité. Faut-il donc dire à un assassin où se cache la victime qui vient de lui échapper ?

Par ailleurs, le fait de fonder la morale exclusivement sur la raison est sujet à caution, voire dangereux.

La sensibilité à la douleur est un critère bien plus évident et beaucoup plus tangible. Car avec un peu de bonne volonté, nous savons pertinemment comment les animaux aimeraient qu’on les traite. Il suffit pour cela de se mettre honnêtement et sincèrement à leur place et de se demander comment on aimerait être traité. Et dans la plupart des cas, la réponse ne serait pas difficile à trouver, par exemple en ce qui concerne les abattoirs ou bien les laboratoires.

Les droits de l’homme sont un concept bien établi. Mais les droits de l’animal ?

Dans les deux cas, nous avons affaires à des droits fondés d’un point de vue éthique et qui sont d’origine culturelle. Au cours de notre évolution, nous avons décidé d’accorder à tous les êtres humains des droits fondamentaux. Comme chacun sait, il n’en a pas toujours été ainsi – pensons par exemple à l’esclavage ou à la discrimination des femmes.

Le mouvement en faveur des droits de l’animal est la continuation logique et nécessaire des autres mouvements de libération qu’ont été la libération des esclaves, le combat contre le racisme ou encore l’émancipation des femmes.

Nous avons déjà pris conscience que la couleur de la peau et le sexe n’ont aucune pertinence d’ordre éthique, et maintenant, les humains sont de plus en plus nombreux à reconnaître qu’il en va de même pour l’appartenance à telle ou telle espèce.

Tracer une ligne historique qui va de la libération passée des esclaves à la libération à venir des animaux me semble problématique. Certes, l’abolition de l’esclavage a eu des motivations éthiques, mais c’est avant tout parce que cette forme d’exploitation n’était plus rentable du fait des progrès des forces productives que ce pas a pu être franchi. Or, l’exploitation des animaux n’a jamais été aussi florissante qu’aujourd’hui.

C’est effectivement lorsque les raisons morales et les raisons pratiques coïncident que les choses ont le plus de chance d’avancer. Et c’est justement le cas en ce qui concerne les droits de l’animal. Non seulement le spécisme est moralement abject (comme le sont le racisme et le sexisme), mais il est aussi un non-sens économique et une folie écologique (tout particulièrement quand il prend la forme de la production de viande).

Tout d’abord, en raison du détour par le corps des animaux, la consommation de viande représente un gaspillage monstrueux des ressources en nourriture de notre planète.

Si nous adoptions une alimentation végétarienne, autrement dit si nous nous nourrissions directement des végétaux au lieu de les donner aux animaux pour ensuite manger la chair de ces derniers, nous pourrions nourrir dix fois plus de gens.

Qui plus est : la consommation de viande favorise aussi la paupérisation régionale des êtres humains. La surface agricole utile de nombreux pays du tiers-monde n’est plus désormais en mesure de couvrir les besoins en nourriture des populations locales, car on y produit des aliments destinés à l’élevage industriel de nos pays dits «développés».

La production de viande a des conséquences destructrices sur l’environnement du fait de la pollution des eaux et de la déforestation qu’elle entraîne. L’une des sources principales de la destruction des forêts tropicales est le besoin croissant en terres agricoles destinées à l’élevage des bœufs. Cette destruction des forêts aggrave à son tour les périodes de sécheresse, les inondations et l’effet de serre.

Les raisons qui plaident en faveur d’un arrêt de la consommation de viande sont donc nombreuses et elles ne sont pas toute d’ordre éthique, ne serait-ce que le fait que l’alimentation végétarienne et l’alimentation végétalienne sont bien meilleures pour la santé.

En disant que « c’est la morale qui passe d’abord, pas la nourriture », vous prenez la vielle sagesse populaire à contre-pied.

En réalité, notre alimentation est étroitement liée à la morale, car en choisissant notre nourriture, nous avons un pouvoir de vie ou de mort.

Durant leur vie, les non végétariens sont responsables de la mort de 6 moutons, de 8 vaches, de 25 lapins, de 390 poissons, de 720 poulets sans compter maints autres animaux. C’est en effet ce que mange l’Européen moyen au cours de sa vie.

Il est difficile de réfuter l’argument selon lequel l’être humain est par nature un mangeur de viande. Dans « Dialectique de la Nature » Friedrich Engels a souligné que « plus l’être humain en devenir s’est éloigné de la plante, plus il s’est élevé au-dessus de l’animal ».

La question de savoir ce que l’homme est d’un point de vue naturel ne revêt aucune importance dans le domaine de l’éthique. En effet, biologiquement parlant, nous sommes toujours des hommes de l’âge de pierre ; sous l’aspect organique ou physiologique, notre espèce est restée totalement inchangée depuis au moins 30 000 ans.

Ce qu’il y a d’essentiel en l’homme, ce n’est pas son socle biologique mais comment il s’est construit à partir de là. L’histoire de l’humanité tout entière, depuis l’âge de pierre, n’est pas un processus biologique mais un processus culturel. Tout ce qui nous sépare de l’homme de l’âge de pierre –de la brosse à dents jusqu’à la reconnaissance des droits de l’homme- n’est pas la conséquence d’un déterminisme biologique mais le résultat d’une évolution culturelle.

Et cela concerne aussi la question existentielle de l’alimentation ?

Cela tombe sous le sens. La consommation de viande est en totale contradiction avec la culture que nous revendiquons. C’est flagrant quand on voit des images ou bien des films sur les transports d’animaux et sur les abattoirs, et que nous essayons de concilier cela avec nos convictions les plus profondes, par exemple, l’exigence morale de ne pas exploiter ceux qui sont faibles et sans défense.

La demande croissante en viande originaire d’élevages dits biologiques montre que les êtres humains sont de plus en plus sensibilisés à cette question. Considérez-vous que cela soit la solution ?

C’est un pis-aller, un moindre mal. La production de viande « normale » signifie pour les animaux non seulement leur mise à mort mais aussi toute une vie de souffrances. La « viande biologique » constitue une évolution dans le bon sens. Avant d’être mis à morts à l’abattoir, les animaux ont au moins une vie plus ou moins agréable. C’est déjà quelque chose. Mais un moindre mal reste un mal.

En Europe, la proportion des végétariens reste cantonnée en dessous de la barre des 10%. Il est bien possible que la libération des animaux se fasse encore longtemps attendre.

En réalité, personne ne peut dire aujourd’hui comment et à quelle vitesse ce processus va s’accomplir. Il en allait de même à l’époque où l’esclavage s’est vu condamné et dépassé. Dans un premier temps, l’esclavage allait de soi, puis il fut l’objet de controverses, enfin il fut aboli. Alors ce fut la victoire de ceux qui plaidaient pour une morale universelle.

Comment comptez-vous convaincre ceux qui trouvent vos thèses trop extrêmes de vous suivre dans cette aventure?

Il faut saluer et valoriser toute évolution qui va dans le bon sens. Quand quelqu’un dont l’alimentation ne recouvrait jusqu’alors que 20% de produits végétaux s’en alimente désormais à 40%, c’est un pas dans la bonne direction. Quand un mangeur de viande devient végétarien, c’est un pas dans la bonne direction. Quand un mangeur de viande passe de 10 à 5 sandwichs au saucisson par semaine, c’est un pas dans la bonne direction. Et quand quelqu’un qui ne s’est jamais soucié de la question des droits de l’animal, commence à y réfléchir, c’est aussi un pas dans la bonne direction.


Source: Helmut F. Kaplan
Author: traduction Cyril Taffin de Tilques, e-mail cyrilescau@free.fr


Date: 2007-02-01